Rouen, très tôt dimanche matin. Strapontins et thermos, parapluie et casse-croûtes : tout seuls, en couple ou en famille, peu à peu, des badauds s’installent au bord des quais…
… jusqu’à la statue de la Liberté qui termine la longue promenade de l’Armada. « Elle a l’air bien votre palette, vous êtes toute seule dessus ? Vous voudriez bien m’y faire une petite place ? » demande une dame en imperméable vert à pois blancs à une retraitée en marinière. Les deux dames se tassent, ravies, parées pour attendre trois bonnes heures, que les premiers grands voiliers larguent les amarres.
L’Hermione sera la dernière à appareiller. À 15 heures, elle rejoindra le long cortège qui transhumera toute la journée, et jusqu’à tard le soir le long des cent vingt kilomètres qui sépare la ville de l’embouchure. Quand les premiers navires se détachent des quais et se laissent porter par le courant, la foule est moins compacte que les autres jours. Elle semble plus sereine. Chacun occupe le poste d’observation qu’il s’est choisi, et attend, joyeusement, le spectacle promis, le spectacle dû, la fin du grand ramdam, le défilé des géants.
Chaque bateau y va de sa canonnade, de ses coups de corne de brume, de son style. Les Russes du Sthandart, désireux de prouver leur panache, ont établi toute la toile. La réplique du navire de Pierre Le Grand dérive un peu, puis se rétablit et défile voiles à contre. Le Belem porte une partie de sa garde-robe, d’autres n’ont hissé que les voiles dans l’axe – le vent ne permet pas de fantaisie, il souffle à peu près dans l’axe de la rivière, de face !
À bord de la frégate, on les salue, on les acclame et on les « coule » à coup de boulets imaginaires mais sonores. Avec chacun des équipages et des voiliers des liens se sont noués au cours de ces dix jours d’escale… Visites officielles, fêtes impromptues, découvertes des gréements respectifs. On reconnaît un visage, un uniforme, on salue un détail technique, on moque le serrage raté d’une voile, et déjà le bateau suivant embouque son sillage.
Sur les petites routes qui longent les boucles du fleuve, comme sur les quais ce matin, partout, la foule est en place, tranquille et organisée. Méthodique, appliquée, elle occupe absolument chaque arpent de rive, chaque morceau de chaussée, de grève, et jusqu’aux plages du Havre et de Honfleur. Les bas-côtés bondés, les champs, les quais, les hameaux sont parsemés de nappes à carreaux et de familles en pique-nique, de copains en goguette, de paniers d’osiers et de landaus. Et chaque bateau qui passe est salué de hourras, de trompettes et de chants. Puis les libations et l’attente reprennent, bonhommes. La Seine ressemblait partout à ces tableaux impressionnistes décrivant un « beau dimanche » à la campagne. Un beau dimanche, oui !
Sandrine Pierrefeu, Gabière